Notre mémoire visuelle est constituée d’images créées par les puissants
Ce mercredi 13 novembre, Se souvenir d’une ville, le dernier film de Jean-Gabriel Périot consacré au siège de Sarajevo, est sorti en salle. A cette occasion, RP s’est entretenu avec le réalisateur au sujet de cet impressionnant travail d’archive sur une guerre méconnue en France. L’occasion également de revenir sur son rapport à l’histoire, au cinéma politique et à la mémoire de la classe ouvrière.
Se Souvenir d’une ville est un film qui retrace la vie de 5 jeunes hommes pendant le siège de Sarajevo à travers les images qu’ils ont filmé de leur quotidien. Peux-tu raconter comment tu as eu l’idée de réaliser ce documentaire ?
J’étais jeune quand la guerre en Bosnie a commencé, mais déjà assez âgé pour la suivre et chercher à comprendre ce qui s’y jouait. Les années passèrent et je me suis rendu à Sarajevo au milieu des années 2000 pour présenter mes premiers courts-métrages. C’est la première fois que je me rendais dans une ville d’après-guerre. Dix ans après la fin du conflit, plein de bâtiments restaient détruits, on ne pouvait pas boire un café quelque part sans voir des impacts de balles sur les murs. On voyait encore les traces de la guerre sur les corps et il y avait toujours une extrême pauvreté. Dans le même temps, il y avait une espèce de joie incroyable, les gens avaient encore besoin d’être dehors, de se réapproprier leurs espaces, d’y organiser des événements comme ce festival où j’étais invité. J’ai alors rencontré des jeunes gens de mon âge, notamment des garçons. On avait vu les mêmes films, on écoutait les mêmes groupes de rock, on a lu les mêmes livres. Mais eux, à 1500 km de distance, ont été mobilisés, ont dû aller au front.... Ceux qui ont refusé de prendre les armes ont été astreints à un service civil et pendant trois, quatre ans, ils ont dû creuser des tranchées, récupérer les corps des soldats... Quelque chose s’est alors noué en moi et je me suis dit que je reviendrais un jour.
Quelques années plus tard, pour un autre projet là-bas, j’ai cherché tous les films et vidéos réalisés par des locaux pendant le Siège. C’était fascinant pour moi, qui travaille les images, car je découvrais les films produits sur place et non plus les images qui me parvenaient plus jeune par la télévision. Parmi tout ce flux d’images, il y a trois films qui m’ont interpellé, que j’ai trouvé aussi forts qu’énigmatiques. Le point commun de ces films étaient que leurs réalisateurs avaient autour de 20 ans quand le conflit a commencé. Je me suis demandé comment ils avaient pu réaliser des films aussi incroyables, et j’ai décidé de les contacter pour qu’il m’explique pourquoi ils les avaient fait, notamment en regard de leur mobilisation active dans l’armée. C’est de là que vient la structure du film, c’est la traduction de ma propre expérience, de la découverte de ces films et de la recherche d’explications.
Ce qui est marquant, c’est que le siège de Sarajevo, un épisode méconnu de l’histoire occidentale, contredit le grand récit des années 1990 sur la « victoire » de la démocratie libérale comme synonyme de la fin de la guerre dans le monde. Ton film permet de rappeler que la guerre ce n’est pas de l’histoire ancienne et que ce n’est pas que pour les autres.
Ce qui est sûr c’est que les événements que je questionne ou les images que je vais retrouver viennent questionner le présent. Je ne fais jamais de films sur des évènements que je comprends, qui me paraissent clairs. Je fais des film parce qu’il y a des choses que je ne comprends pas et sur lesquelles j’ai besoin de m’arrêter, de travailler.
On vit dans une société qui se pense en paix. Mais cette paix est illusoire. La guerre peut toujours ressurgir sur notre sol même, mais surtout il ne faut pas oublier que nous déléguons nos guerres sur d’autres territoires, que nous la faisons à distance et que nous avons la paix chez nous, car nous participons à des guerres ailleurs. Et puis, il y a cet éternel surprise quand une guerre commence, comme si nous n’en avions jamais vu auparavant… Pendant le tournage de Se souvenir d’une ville, il y a eu l’invasion russe en Ukraine ; quand on l’a terminé, ça a été Gaza avec le retour d’un état de siège. Il y a un éternel écho de la guerre et un film comme celui-là, même s’il parle d’une guerre d’il y a 30 ans, résonne forcément au présent.
Par ailleurs, cet aller-retour entre les images filmées pendant le Siège et les interviews de leurs réalisateurs dans la ville aujourd’hui permet de questionner ce rapport aux événements et à l’histoire. Sarajevo, comme toutes les villes qui ont été détruites, est une ville remplie de fantômes. C’est tout le contraire des villes de nos société néo-libérales dans lesquelles on efface au maximum les traces du passé et des morts, sauf à les transformer en attractions touristiques. Sarajevo, pour moi, est proche de Hiroshima, ville sur laquelle j’ai aussi beaucoup travaillé. Ce sont des endroits où l’on ne peut pas se balader sans se dire qu’il y a 30 ans, 70 ans, les gens mouraient dans ces rues où l’on marche aujourd’hui. Cette sensation ramène le passé dans le présent, tout ce que veut éviter le néo-libéralisme.
Se souvenir d’une ville montre une grande diversité d’images, un court-métrage introspectif de la part d’un des jeunes réalisateurs, un documentaire très vif d’une famille ayant traversé la « sniper alley » par un autre, ainsi que d’autres films très différents. Comment l’utilisation de ces archives diverses t’a-t-elle permis de montrer les contradictions de la vie en état de siège ?
À Sarajevo, pendant le Siège, il y a d’un côté l’horreur, le front qui encercle, les gens qui essaient de rentrer dans la ville pour échapper à ce qu’il se passe dans les campagnes, le fait de ne pas pouvoir marcher dans la rue parce qu’on peut de manière aléatoire se faire tirer dessus ou recevoir un obus. Dans le même temps, les gens survivent, font la fête, tombent amoureux, vont à une séance de cinéma. Ce sont des choses qui nous paraissent étranges mais qui sont importantes car elles montrent qu’il y a toujours la possibilité qu’une certaine force d’optimisme puisse surgir et ce quelle que soit la noirceur de la situation. L’un des protagonistes dit d’ailleurs à la fin du film : « J’ai survécu à la guerre par optimisme. »
Les positions par rapport au cinéma de ces cinq réalisateurs sont très différentes. L’un d’entre eux a été mobilisé comme cinéaste dans un service de propagande de l’armée. Ça le soulageait de ne pas avoir à prendre de fusil, mais finalement il a été envoyé sur les fronts les plus dangereux. Un autre filmait les lieux vides dès qu’il était au front, pour lui-même, comme un souvenir, une aide de survie psychologique. D’autres ont pu faire des films amateurs, parodiques, comme le font les adolescents, pour échapper à leur quotidien de soldats. Tout ça produit des images très différentes. La guerre, c’est une multiplicité de choses qui se passent en même temps, qui vont de la plus sombre noirceur jusqu’à la joie. Tout ce que l’on ne voit pas dans les images produites par les journalistes étrangers qui ne montraient qu’une facette assez grossière de la guerre.
Tes films diffèrent beaucoup des films politiques qu’on a l’habitude de voir, qui ont une manière de représenter les événements au prix d’un appauvrissement et d’un abandon de la contradiction. Dans Se souvenir d’une ville, on retrouve un discours plus fin, plus incarné sur la situation, la brutalité politique du Siège.
Il y a plein de manières de faire du cinéma politique. Mon option, c’est de dialectiser les choses, notamment des événements qu’on connaît mal. Après des années de travail, je maîtrise très bien l’histoire du siège de Sarajevo mais ce savoir n’est pas le sujet du film, je ne suis pas là pour donner des leçons d’histoire ou de morale. Au contraire, pour qu’il y ait de la dialectique, il faut de la contradiction. En ce sens, j’aime beaucoup que les cinq protagonistes du film aient des points de vue très différents. L’un d’entre eux raconte par exemple qu’il a filmé un massacre et qu’après avoir visionné ses images, il a décidé de les effacer, considérant qu’il ne pouvait ni les montrer ni les garder. Quand il l’explique, son raisonnement se tient et on est d’accord avec lui. Juste après, un autre protagoniste raconte qu’après avoir filmé une fusillade dans un bus, il est aussitôt parti à la télévision pour diffuser ces images et montrer au monde entier ce qu’il se passait à Sarajevo. Lui aussi a raison. C’est là, dans cette contradiction entre deux oppositions divergentes avec lesquelles on est d’accord, qu’il y a le début d’une réflexion politique. C’est dans cette veine, disons plus réflexive que didactique ou militante, du cinéma politique que je m’inscris.
Tu fais un travail d’archive singulier dans le film, en « déterrant d’un bunker » certaines images, comme l’explique un des protagonistes. Certaines images, détruites, sont en quelque sorte « ressuscitées » par le récit oral de leurs auteurs. D’autres images, mises en scène à des buts de propagande pour l’armée, ne sont comprises comme telles que lors de l’interview de leur auteur. D’autres ont été perdues car censurées par l’armée.
D’abord, je voudrais revenir sur ce terme de « propagande ». Aujourd’hui, dès qu’on parle de « propagande », le terme est très chargé négativement. Ce qui n’était pas le cas jusqu’à peu. Était défini comme « de propagande », tout film qui se faisait l’avocat d’une prise de position politique. Que celle-ci soit jugée acceptable ou pas relève d’autre chose. En tout cas, certains films dont on voit des extraits dans Se souvenir d’une ville sont des films de propagande car ils ont été produits par et pour l’armée de Bosnie-Herzégovine. Cette armée, mise sur pied en quelques semaines de manière improvisée, fût d’abord une armée de défense puis de résistance. En ce sens, en faisant des films pour l’armée bosniaque, Dino Mustafić ne s’est pas avili, il n’a pas rabaissé le cinéma à de la publicité nationaliste, au contraire, il est resté du bon côté de l’histoire : c’est-à-dire du côté des victimes qui résistent. Cependant, une fois que le temps passe, que l’armée se structure et surtout que son discours commence à prendre une coloration nationaliste, les films de Dino qui jusque-là étaient montrés en Bosnie et à l’étranger, sont censurés par les généraux.
Les images que l’on découvre dans Se souvenir d’une ville ont été oubliées, elles n’ont pas été retenues dans l’histoire visuelle de cette guerre. Au regard des images des reporters ou des cinéastes étrangers, elles peuvent apparaître fragiles, « pauvre ». Toutes ces images que l’on ne regarde plus, que l’on délaisse pour des images plus claires (quand ce ne sont pas des images trop claires), je les appelle des « petites images », comme on dit des « petites gens », des vies sans histoire, sans valeur, que l’on a pas envie ni besoin d’écouter pas. Cette distinction injuste entre les gens de valeur, ceux et celles « d’en haut », et les gens « d’en bas », je la retrouve dans la manière dont on considère les images.
Notre mémoire visuelle est constituée avant tout par les images créées par les puissants pour mettre en récit leur propre version de l’histoire. Si ces puissants sont souvent nos adversaires, enfin, les miens en tout cas, même dans le cas où l’on parle de mémoire de la gauche, d’histoire de l’émancipation, etc., celle-ci aussi est constituée par un corpus d’images, de films, assez restreint que l’on peut tout autant questionner. On reste dans le grand récit, dans le mythologique. Sans compter que la majorité des auteurs et autrices, même dans le camp révolutionnaire, reste issue d’une bourgeoisie dont ils et elles ont du mal à s’extraire et dont ils et elles perpétuent, même à leurs corps défendants, la volonté de domination et les codes narratifs. Pourtant, il existe de grandes quantités d’images que l’on ne regarde jamais, que l’on n’interroge pas : les images des perdants de l’histoire. Ces images sont souvent plus difficiles à comprendre et nous demandent de travailler, d’apprendre à les regarder. Par exemple, quand j’ai découvert toutes ces images qu’on voit dans le film, je ne les ai pas comprise. Je ne parle pas bosniaque, elles étaient de mauvaise qualité, aucun de ses films ne donne la moindre clef d’interprétation ou de lecture… Et pourtant, j’avais, face à elles, l’impression d’être plus proche de ce qu’il s’était passé à Sarajevo que dans tous ces reportages et gros films de fiction que j’avais vus jusque-là. Ces « petits » films, même obscurs et incompréhensibles, portent une émotion, et donc la possibilité d’un autre type de savoir. Et c’est parce qu’il fallait que je comprenne mieux ces films que j’ai contacté leur auteurs et que je décidais d’en faire un film. Pour que les spectatrices et les spectateurs non seulement se plongent dans l’histoire du Siège à leur tour mais aussi dans ces questionnements sur le rôle des images face à l’histoire.
De façon plus général, ton travail a souvent tourné autour de l’archive et de son actualité politique. On pense à Retour à Reims [Fragments] qui parcourt l’histoire de la classe ouvrière française en finissant sur les luttes actuelles ou encore à Nos Défaites où des scènes filmées pendant les révoltes de mai 68 sont rejouées par des lycéens d’aujourd’hui. Ton utilisation des archives permet de rétablir une continuité entre des expériences politiques du passé et leur utilité au présent. Est-ce qu’on peut dire que tu cherches à travailler et à populariser la mémoire de notre classe ?
Je ne peux pas dire qu’il s’agisse d’un objectif que je me fixe consciemment. En revanche, je me suis construit comme cinéaste à partir de mon histoire personnelle et non contre elle. Je viens d’une famille de travailleurs pauvres et je suis parmi les premiers à être allé jusqu’au bac. Par contre, contrairement à ce qu’on voit dans Retour à Reims [Fragments] qui raconte la vie de Didier Eribon, je n’ai pas eu « la chance d’avoir des parents communistes ». Or, ne pas grandir dans une famille « communiste », c’est grandir dans une famille où l’on ne transmet pas l’histoire politique de sa classe. Donc quand vers 17,18 ans, j’ai commencé à m’intéresser au monde, à me politiser, j’avais des vraies lacunes et je me suis intéressé à l’histoire pour combler ce manque.
C’est en devenant étudiant, donc en « sortant » d’une certaine manière de ma classe, que j’ai vraiment réalisé que j’appartenais à une classe qui n’avait jamais la parole, que celles et ceux qui y appartiennent ne se sentent jamais légitime à la prendre, et que cette n’est jamais ou rarement représentée dans sa complexité. Et comme cinéphile, je me suis vite rendu compte que cette classe, c’est-à-dire la mienne, n’est jamais plus représenté au cinéma, ou disons rarement et trop souvent de manière caricaturale. Mon envie de faire des films vient avant tout du besoin de raconter ces histoires qui m’ont manquées, et qui manquent toujours, et qui sont nécessaires pourtant nécessaire au sentiment d’appartenance. Pour définir mon travail, j’aime utiliser le terme militaire de « prendre position », au sens où je fais des films depuis ma propre place, les pieds enracinés dans mon histoire, personnelle autant que sociale, et que de là, je regarde ou je m’attaque au monde. Je n’ai pas besoin de m’excuser ou de m’interroger en permanence sur l’endroit d’où je parle.
Dans ce cadre, l’Histoire est vraiment un outil pour moi. En tout cas, je fais un vrai travail d’historien sur chaque film, j’essaye de lire absolument tout ce qui a été écrit, je regarde tout ce qui est disponible, je m’enterre dans des fonds d’archives, mais, en revanche, je ne fais pas de film d’histoire. Je fais des films sur ce qui depuis un passé conflictuel se joue encore aujourd’hui, sur ce qui raisonne encore. Par exemple, pour moi Retour à Reims [Fragments] c’est un film très contemporain. J’étais été étonné d’ailleurs de voir tant de spectatrices et de spectateurs qui voyaient le film uniquement au passé. Ils pouvaient être sincèrement touchés par ce qu’avaient à dire des ouvrières et des ouvriers des années 1960, sans imaginer que ces mêmes gens existent aujourd’hui, avec les mêmes conditions de travail dégradés et le même manque de considération. Au-delà, ce qui m’intéressait vraiment dans le fait d’adapter Retour à Reims, c’était de transmettre une histoire spécifique, celle de l’apparition du vote Front national en France, qui nous donne peut-être quelques clefs pour affronter les défis politiques de la période actuelle.
Se souvenir d’une ville nous parle lui du siège de Sarajevo, mais surtout il interroge le cinéma comme un espace de réflexion, de témoignage, de survie, de politique et montrent que nombreux sont celles et ceux qui lorsque l’urgence est à leur porte se révèlent bien plus courageux que ce qu’ils et elles pouvaient imaginer, jusqu’à s’engager dans l’armée, jusqu’à faire des films envers et contre tous. Si certains et certaines dans de telles situations ont résisté, pourquoi n’arrivons-nous pas à le faire dans nos sociétés bien plus confortable ?
Elsa Marcel et Carol Sibony
Révolution permanente
14 novembre 2024
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